Carillon d’Arras (Le)
Le Carillon d’Arras. Journal hebdomadaire paraissant le vendredi soir
« Encore un canard qui va prendre son envol et mêler son couin-couin au concert universel ! Encore une nouvelle feuille qui veut profiter du printemps pour crever son bourgeon et montrer son nez en riant au soleil de mai. » Le 10 mai 1884, dans son premier numéro, Le Carillon d'Arras. Journal hebdomadaire paraissant le vendredi soir (1) entend bien répondre aux grincheux qui pourraient saluer sa sortie de réflexions perplexes.
Avec Le Courrier, Le Pas-de-Calais, L'Avenir, qu'ils soient bonapartistes, monarchistes ou républicains, les Arrageois devraient en effet déjà trouver le journal qui correspond à leurs aspirations. Quant à ceux qui ne se soucient guère de politique et préfèrent les faits divers, ils peuvent ouvrir L'Artésien. Un tel choix n'est-il pas suffisant pour satisfaire leur curiosité ? Certes ! mais toutes ces couleurs politiques, si l'on en croit Le Carillon, n'empêchent pas une certaine grisaille.
Qu'ils s'appellent Victor Barbier, fondateur de l'Union artistique du Pas-de-Calais, Victor Dubron, Charles Vaillant, futur rédacteur en chef de L'Avenir, Henri Loriquet, archiviste, Ricouart ou Leconte... ils sont quelques « jeunes gens » à trouver cette presse arrageoise bien trop sérieuse à leur goût car trop occupée « à exalter ou à débiner les actes du gouvernement » ou encore « trop académique pour être hilare ». Et si jamais elle « désopile la rate de ses lecteurs », précisent-ils, c'est bien à son corps défendant. N'en déplaise donc aux sceptiques, la démonstration est donc faite : « il manque à Arras un journal éclectique et amusant ».
ARTÉSIEN PUR SANG
Toutes cloches carillonnant au-dessus de son titre, comme douze clochettes d'un brin de muguet écloses un beau matin de mai, cette première livraison, vendue cinq centimes, connaît un beau succès. Le 17 mai, l'imprimeur annonce en effet un tirage de 2 000 exemplaires. Et un an après, dans le numéro du 9 mai 1885, la tonalité est toujours aussi joyeuse : « Grâce à votre sollicitude et au petit sou que vous versez hebdomadairement pour son entretien le gaillard est aujourd'hui solide et bien portant, il a bon pied, bon œil et bonne dent et s'est fait une constitution qui désespère la faculté et le fait choyer de toutes les compagnies d'assurance sur la vie. »
« Littéraire, satirique et indépendant » comme il se qualifie lui-même, Le Carillon d'Arras est installé dans les locaux de l'imprimerie, Répessé-Crépel, 8, rue des Rapporteurs. Les rubriques qui jalonnent ses quatre pages, sont rédigées par Grelot, Gros-Bourdon, Bancloque, Pitanchu, G. de Saint-Aubert, Cunégonde… Joyeuse versifie sur les sujets les plus divers, Me o'Nome signe la chronique judiciaire, baptisée « Carillon au Palais » et Strapontin la rubrique théâtre… Sous la diversité des pseudonymes, souvent empruntés à l'art campanaire et dont les Arrageois avertis n'ont certainement aucune difficulté à percer le secret, la rédaction est certainement moins pléthorique. « Écrivain trinitaire » comme le qualifiera son comparse Victor Dubron, Victor Barbier signe, selon le genre littéraire qu'il pratique dans les colonnes du Carillon, sous les noms de Gros-Bourdon, Joyeuse ou Izidore Pichantu.
« Artésien pur sang », Le Carillon d'Arras ouvre largement ses colonnes à tous les événements culturels locaux. Littérature, théâtre, peinture… aucun genre artistique ne lui est étranger. Joyeuse (Victor Barbier l'âme du journal) versifiant volontiers, la poésie y occupe une place de choix parmi les quatre pages du journal. En mai 1885, c'est en vers, notamment, qu'il rend hommage à Victor Hugo qui vient de disparaître :
« Muses, ne pleurez pas ; peuples séchez vos larmes ;
Plus n'entendrez la voix du maître respecté
Mais son œuvre est vivante, apaisez vos alarmes
La mort ne peut toucher à l'immortalité. »
Le journal peut se targuer d'offrir à ses lecteurs des « poésies originales » qui, insiste-t-il, sont pour la plupart inédites. En septembre 1885, il publie un poème de Verlaine, écrit lors de son emprisonnement à Bruxelles Au préau des prévenus qui sera édité en 1889 dans le recueil En prison. Les choix du journal ne manquent pas d'audace. Dans ce même numéro, il propose des poèmes des « décadentistes » : Jean Moréas, Jean Ajalbert… qui travaillent avec un Arrageois d'origine Paul Adam (2). Le Carillon sait également offrir à ses lecteurs des feuilletons de jeunes auteurs à succès. Il publie ainsi l'année même de sa sortie La Grande Marnière de Georges Ohnet qui, depuis la publication de sa première œuvre en 1881, cumule les réussites (3).
En mai 1885, pour la première fois, le journal présente à ses lecteurs une illustration. C'est un « portrait en pied d'Isidor Pitanchu croqué par un jeune disciple de l'école ultra-naturaliste », en fait Victor Barbier par Robert Armand. Il faut pratiquement attendre une année (15 mai 1886, n° 106) pour que ce jeune artiste récidive avec un portrait aux traits de Henri Francqueville. Puis il présentera une lithographie du tableau d’Eudes de Retz Les Dernières Feuilles exposé aux Champs-Elysées. Enfin dans son avant-dernière livraison, l'article de une, « Morale en action », est illustré de dix petites vignettes.
LE PARTI D'EN RIRE
Depuis sa fondation, Le Carillon est un adepte du parti d'en rire. Aussi les élections d'octobre 1885 sont-elles l'occasion d'une plaisanterie de potaches. Politiquement, Arras est divisée en deux : les conservateurs et les républicains. Le Carillon aurait-il décidé, bien avant d'autres, de la plier de rire… en quatre. La veille du scrutin, en première page, il apostrophe ses lecteurs : « Vous allez être appelés, sous peu de jours, à renouveler le stock de vos représentants. Pour une fois, ayez de l'esprit, ça vous changera. Vous avez jusqu'ici voté pour un tas de fumistes insoucieux des véritables intérêts de l'humanité et de la ville d'Arras, ce centre du monde civilisé. C'était fatal ! Le Carillon n'existait pas pour vous éclairer sur vos droits et vous instruire de vos devoirs… »
Et de proposer à l'instar de ses confrères d'information politique qui soutiennent certaines mouvances une liste de candidats. « Libres et facétieux non encore abrutis par un usage trop fréquent du clystère (4) politico-social » précise-t-il. Cette liste est composée de la plupart de ses rédacteurs : Grelot de l'institut ; Gros-Bourdon, élève de la rue des Postes ; AB Perdican, éphèbe blond, candidat des dames ; l'Homme de fer, incorruptible, quoique en bois ; Izidore Pitanchu, pipier, candidat « overrier », désigné par le comité de la rue aux Ours ; Cunégonde (Mlle Euphrasie) candidate de la ligue féminine le Grand Travail ; Arnold, chevalier de Légion d'honneur, ingénieur civil, maître de forges ; Strapontin, publiciste grincheux ; Rambourard, homme de lettres ; Montmertre, garçon chez Sanpeur, officier d'académie ; Ratatoule, candidat patronné par le groupe collectiviste, positiviste, nihiliste, possibiliste, égalitaire, athée, d'études sociales, La Chique ambulante ; Georges Ohnet, chevalier de la Légion d'honneur, auteur de La Grande Marnière, indispensable au tirage du journal. Au lendemain des élections, le journal ne dit pas l'écho rencontré auprès des Arrageois par ses candidats…
Le Carillon d'Arras dépassa à peine deux ans d'existence. Le 5 juin 1886, les cloches du Carillon sonnent encore à toutes volées, pourtant la première page du n° 109 a l'aspect d'un faire-part mortuaire. Dans un cadre au trait épais, divisé en sept parties séparées par des filets noirs, la rédaction annonce la fin du journal : « Nous ne sommes pas des brutus, nous ne supprimons pas sans regret notre enfant chéri. Notre œil se mouille en songeant que notre géniture va passer l'Acheron (5) et ballader bien tristement aux Champs-Elysées.
Au moment de lâcher la plume, nous éprouvons le besoin de remercier nos lecteurs de l'affection soutenue qu'ils n'ont cessé de nous témoigner à celui qui s'en va et de la tolérance dont ils ont fait preuve en acceptant bénévolement nos fantaisistes élucubrations ?
Nous sommes sans fiel, soyez sans rancune. Si nous nous sommes parfois exprimés un peu brutalement sur le compte de nos concitoyens, si nous avons dans nos appréciations, montré une sévérité excessive ; c'est que nous aimons passionnément notre Arras et que nous voudrions voir briller, entre toutes, notre vieille cité. »
Cet avis de décès se termine sur un appel au lecteur qui vaut nouveau rendez-vous avec l'équipe du journal : « Si, pareil au Phénix, Le Carillon renaît un jour de ses cendres, amis lecteurs, nous comptons sur vous. »
Faut-il chercher dans le dernier poème de Joyeuse la raison de ce sabordage :
« Malgré nous, nous sentons qu'un jour la politique
Nous prendrait dans son tourbillon.
Pitanchu s'est plu, dans son grossier langage,
À peindre le cercle ouvrier ;
Un Monsieur fort habile, en scalpant son ouvrage,
En fit un pamphlet meurtrier.
Et ceux qui n'avaient vu qu'une blague innocente,
De la part du brave Isidor
Découvrirent soudain un affreux sycophante
Chez le pipier du Nocquet-d'Or.
Puisqu'il est interdit au temps présent d'écrire
sans rompre la neutralité
Et qu'en se permettant le moindre mot pour rire,
On trouble la société ;
Ma foi ! pour éviter tout nouveau commentaire
Sur les Œuvres que nous pondons,
Nous n'avons qu'un moyen : celui de nous taire ;
Sans broncher, nous nous suicidons !!! »
La rédaction n'a pourtant pas perdu son humour et son sens de la dérision. Dans les pages intérieures 2 et 3, l'annonce « de la fin lamentable et prématurée du Carillon d'Arras, journal littéraire, satirique et indépendant, décédé, ce jour d'hui, cinq juin mil huit cent quatre-vingt-six, à son cent-neuvième numéro » est accompagné d'un dessin représentant l'enterrement du journal. Précédé d'un Suisse martial, d'un porteur d'oriflamme « Au Carillon, L'Artésien reconnaissant » et d'un curé soufflant dans un instrument en forme de canard, un corbillard transporte le défunt journal. L'Avenir, coiffé d'un bonnet phrygien et revêtu d'une redingote, Le Courrier ventripotent et Le Pas-de-Calais portant perruque de l'Ancien Régime, tiennent les cordons du poêle. Le deuil est mené par les rédacteurs : Gros-bourdon, Dom le Joyeux, Joyeuse, Cunégonde, Grelot, Strapontin, Vérnèse, Pitanchu…
« PARAISSANT QUELQUEFOIS »
Le Carillon devenu « Journal irrégulier paraissant quelquefois » résonnera encore deux fois, mais en portant à chaque fois le n° 110. Désormais domicilié « rue des Rats porteurs », il sort de son silence, le 29 février 1892 pour célébrer à sa manière le carnaval et annoncer le programme de la cavalcade du Mardi-Gras. Avec cet avis malicieux à ses lecteurs : « Ceux […] qui ont négligé depuis quelques années de solder le montant de leur abonnement sont priés de passer à la caisse ; ceux qui auraient à se plaindre de l'irrégularité de la distribution doivent adresser leurs réclamations au secrétaire adjoint du premier attaché du sous-chef de cabinet de M. le secrétaire général des relations extérieures. »
Le samedi 1er juillet 1911, la publication rend hommage à l'un de ses fondateurs Victor Barbier qu'Arras s'apprête à honorer à l'occasion de l'inauguration d'un monument qui lui est dédié. « C'est pour lui, écrit Victor Dubron dans un éditorial qui entoure le portrait de l'érudit arrageois signé Armand Robert, pour célébrer sa mémoire suivant le mode qu'il eût lui-même vraisemblablement préféré, qu'après 27 ans de sommeil nous réveillons pour quelques heures, ce joyeux et mutin Carillon d'Arras dont, à travers plus d'un quart de siècle, nous avons encore dans l'oreille les tintements gaulois, sans grivoiserie, frondeurs sans arrogance, narquois sans méchanceté, et par-dessous tout indépendants. »
Cet hommage se poursuit en pages 2 et 3 par la publication de poèmes de Zidore Pitanchu et de Joyeuse, alias Victor Barbier, parus dans Le Carillon durant sa première vie.
(1) Dans le Nord, au moins deux journaux ont porté ce titre. Les fondateurs du Carillon d'Arras ont certainement entendu parler du journal satirique lillois qui en 1873 prit la succession du Diable rose, même s'il ne vécut que quelques semaines.
(2) Sous le pseudonyme de Jacques Plowert, Paul Adam et Félix Fénéon publieront en 1888 Glossaire pour servir à l'intelligence des auteurs décadents et symbolistes. Paul Adam a fondé avec Ajalbert Le Carcan. En 1886, il fondera avec Jean Moréas la revue Le Symboliste.
(3) Depuis la sortie de Serge Panine en 1881, Georges Ohnet a notamment publié Le Maître de Forges.
(4) Lavement.
(5) Fleuve des enfers.