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GRAND SOIR (LE)

Le Grand Soir. Organe révolutionnaire

Le Grand Soir. Organe du peuple paraissant le dimanche

Le Grand Soir ! Le titre en lui-même est déjà un véritable programme politique. Cet « organe révolutionnaire » succède le 20 mai 1911 au Réveil artésien dont il continue la numérotation. Sa rédaction et son administration seraient situées 12, rue de Bapaume à Arras, comme l'apprend une note du commissaire de police de Noeux-les-Mines au préfet du Pas-de-Calais. Sa vente serait « nulle ». Affirmation du même fonctionnaire à nuancer par une estimation du tirage du périodique établie en mai 1913 : 1 000 exemplaires.
À cette époque, l'hebdomadaire, de format 33 x 50 cm, se présente sur quatre colonnes. Le prix de l'abonnement est de 3 F par an. Sous le titre, dans un encadré, entourant l'adresse de la rédaction, deux maximes : la première « la paix est le temps où les fils enterrent leur père. La guerre, le temps où les pères enterreront leurs pères », la seconde signée Karl Marx : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Les pages sont rythmées de quelques slogans : « Les ennemis du prolétariat ne lisent pas Le Grand Soir qui est une arme contre eux. Les ennemis des capitalistes et des cléricaux doivent lire Le Grand Soir qui est un contrepoison énergique contre les endormeurs qui veulent les maintenir dans leur rôle de bête de somme. »
Le premier numéro conservé aux Archives départementales du Pas-de-Calais, daté du 16 mars 1913, indique Waterlot comme gérant. Les articles sont signés de militants anarchistes : G. Raoult, G. Gillet, Jean Revel, Albert Andrieux, Francis Delaisis, Georges Allombré... Les échos sont signés de pseudonymes : Bas-layé, Popot, Marat, L'Broutteux, Ric-y-Qui, O'Dieu, Paraflic, V.Rité, Cocorico, Batiche rouge, Babeuf, Raoul Sabosse.
Le journal aborde tous les thèmes de la pensée anarchiste. Toutes les structures traditionnelles sont attaquées : l’État, l’Église et le clergé : « l'homme en noir est le cynisme en personne : il se réclame du doux nom de Jésus et il pousse les peuples à s'entremassacrer », l'Armée, la Justice : « La Magistrature, voilà l'ennemi ». Le parlementariste est « un mensonge ». Les élections sont une illusion : « Évidemment, peut-on lire à l'occasion des législatives de mai 1914, la période électorale est pour le peuple un temps glorieux. Pendant quatre semaines on s'intéresse à lui, on le vénère, on l'encense. » En quelques dessins valant souvent tous les articles sérieux, il dénonce la propagande nataliste d'un gouvernement qui s'inquiète de la dépopulation.
À la veille de la guerre, Le Grand Soir continue à crier avec Souvarine (1) : « Et si malgré tout, l'orage éclate que la nécessité fasse surgir les énergies, que les grains que nous avons semés sortent de terre, que le désespoir même, nous mettent à la hauteur des événements. À bas la guerre ! À bas la guerre ! »
Le journal s'en prend bien sûr à ce qu'il appelle tous les scandales locaux : incurie administrative de la municipalité arrageoise, le krach du Crédit commercial de Saint-Pol… Gillet s'emporte contre le silence de la presse arrageoise face à certaines affaires : « vous vous ravalez au rôle de factotum pour satisfaire simultanément (quelles que soient vos convictions philosophiques !) la préfecture, l'évêché, la tour pointue, etc. C'est-à-dire que vous suivez le même mot d'ordre…
La presse se tait. Elle fait mieux : quand soigneusement enveloppé, on lui apporte l'ordre de se taire, la presse s'incline bien bas et dit : merci. Voilà, peuple comment l'on te renseigne. Qu'un de tes gosses essaie de casser la patte d'un canard, propriété d'un bourgeois, tu m'en diras des nouvelles après L’Avenir, La Croix, Le Courrier, L'Artésien, tous ennemis du peuple, payés pour l'asservir et le maintenir dans son rôle de bête de somme. »
Austère, le journal connaît quelques changements. En octobre 1913, il adopte un format plus grand, 38 x 57 cm. Son nombre de colonnes passe à cinq. À plusieurs reprises, il est illustré de dessins. Celui d'un bourgeois marteau en main qui vient d'accrocher à gauche du portrait de Pie X celui de Poincaré, en disant sa satisfaction : « N'est-ce pas, que ça fait bien ? » Celui d'une femme affirmant bien haut « Mon ventre est à moi… à moi seule ! ». Les réclames sont rares et elles servent souvent la pensée anarchiste. L'une d'elles recommande l'ouvrage L’Éducation sexuelle de Jean Marestan qui propose des moyens scientifiques et pratiques d'éviter la grossesse non désirée.

Le 12 avril 1914, Gillet qui vient d'être condamné à 200 F d'amende, ironise : « Entre nous, je suis veinard. J'en suis, grâce à la propagande, à ma dix ou douzième affaire avec Mme Thémis ; à chaque fois j'ai passé à travers du filet. » Quelques semaines plus tard, la justice se montre moins clémente. Le Parquet d'Amiens condamne le rédacteur Andrieux à 200 F d'amende et Gillet à 500 F et 3 mois de prison.
Le dernier numéro du Grand Soir conservé aux Archives départementales est un véritable cri d'angoisse. L'Europe est au bord du gouffre : « Le déclenchement d'un cataclysme, qui dépasse en horreur ce que les hommes les plus fertiles en images terribles peuvent concevoir, tient à un fil. En même temps que l'Autriche et la Serbie, la Russie mobilise. Que dans quelques heures, l'Allemagne et la France suivent le mouvement et l'Europe n'est plus qu'un abattoir. C'est la fin de la mobilisation. C'est l'enterrement pur et simple de l'humanité. Voilà où nous a conduits la politique effarante du militarisme. Les bourgeois armaient, armaient encore, armaient toujours, croyant dominer le monde des travailleurs, et ne parlant de la guerre qu'en espérant secrètement qu'elle ne viendrait jamais.
Elle vient… »

(1) Boris Souvarine, Français d'origine russe, est alors âgé de 19 ans. C'est un militant pacifiste.